J'ai commencé à chanter à l’âge de vingt-cinq ans.
Pendant les dernières années de mes études de beaux-arts et de graphisme à l'école de Bâle, j'habitais gracieusement chez Madame le docteur Katharina Euler Obolensky qui était devenue ma deuxième mère. C’est elle, qui un beau jour, remarqua mes dons vocaux : « Andrushka, tu dessines très bien, mais tu chantes beaucoup mieux ! », me déclara-t-elle.
Qu'est que cela voulait dire ? Où et quand m'avait-elle entendu chanter ? Je chantais ? Certes, quand je me croyais seul dans notre immense appartement, je mettais les disques de Barbra Streisand en poussant le son à fond et en beuglant au fil des mélodies. Etait-ce à cela qu’elle faisait référence ?
Sur l’instant, je ne fis faire aucun commentaire à propos de cette comparaison qualitative de mes activités. Quelques jours plus tard, elle revint à la charge. Puis encore et encore jusqu'au moment où son insistance commença à me taper sérieusement sur le système : « Mais quand m'as-tu entendu chanter », lui demandai-je ?
« Malinki », me susurra-t-elle ( je détestais cette façon d'inventer sans cesse des diminutifs), « chaque fois que tu penses que je suis sortie, je mets l'oreille contre la porte de ta chambre et j’attends… Normalement, ça ne dure pas longtemps avant que tu mettes un disque de cette juive new yorkaise... » (seule, une personne qui avait grandi à l’époque pré-révolutionnaire du Csar de Toutes les Russies pouvait encore se permettre de telles classifications ; elle parlait effectivement de Barbra) « ... et tu chantes à pleins poumons. »
« Ma chère, ce sujet va être vite expédié aux oubliettes : j'apellerai le Conservatoire et je demanderai une audition auprès de leur professeur de chant. L'affaire sera réglée rapidement », lui rétorquai-je.
« Fais-le », fut sa réponse laconique. Et je le fis !
Le professeur lyrique principal du "Cons" était Herr Schaller. Je le connaissais de nom, puisque – pendant mes années au lycée – je prenais des leçons de flûte traversière dans les locaux de cette institution bâloise. Herr Schaller me répondit très gentiment qu'il prenait sa retraite dans trois mois et que, pour cette raison, il ne prenait plus de nouveaux étudiants, mais qu'il avait un ancien élève à qui il pouvait me recommander. Son nom était Pascal Borer, qui était une "basse de jeux" [traduction littéral de l'allemand pour "basse bouffe"] et qui serait un excellent professeur.
Rendez-vous fut pris pour le lendemain matin.
« Apportez tout ce que vous avez comme musiques, » me demanda-t-il.
Hmmm, en-dehors de quelques chants de Noël et d’un album Fake Broadway, je ne possédais pas grand-chose...
« Ce sera parfait pour commencer », me répliqua t-il et j'allai auditionner !
Il me laissa tout simplement faire, pendant qu'il m'accompagnait au piano brillemment en déchiffrant prima vista ! Je jodlai et fredonnai sans gêne en allant de "Mon Beau Sapin" à "The Lady Is A Tramp".
Herr Borer me déclara : « Très bien. Venez mercredi prochain pour votre première leçon. »
Ce ne fut pas « l'aboutissement du rêve de ma vie » comme souffleraient les gosses de nos jours dans le micro d'un show télé à la recherche de talents, non, je fus tout simplement surpris et je me dis : « Et pourquoi pas ? »
Mon premier professeur de chant était, en vérité, doté d'un immense talent d'acteur et il possédait un timbre de voix merveilleux. Il comprit instantanément que mon plus grand problème n'était pas le fait de ne pas encore savoir chanter, mais de ne pouvoir surmonter ma timidité. Il façonnait donc ses leçons en conséquence avec décontraction.
Après trois mois de travail, il me laissa chanter ma première cantate de J. S. Bach dans un des concerts que lui-même organisait et dirigeait. J'étais arrivé chez lui avec une certaine formation musicale puisque j'avais déjà joué de la flûte pendant des années auparavant, je connaissais donc l’importance de la respiration pour chanter. Et bien évidement je savais aussi lire la musique.
Ce premier concert se passa bien. Quelque chose arriva au contact du public. Ce quelque chose ne m'encombra nullement, je me sentais comme flottant au-dessus de moi-même, comme si, physiquement, je me dédoublais. Cet état me paraissait tout à fait normal sur le moment. Ce ne fut que le lendemain matin que je me rendis compte combien d'énergie les mots musicaux de Bach avaient expulsé hors de mon corps.
Peu de temps après, Herr Borer me dit qu'il pensait que le chant pourrait devenir ma profession. Il suggéra que je continue mes études avec un chanteur lyrique célèbre afin de pouvoir analyser moi-même ce que voulait dire ou non être "célèbre". Puisque Herr Borer avait terminé ses études avec Ernst Haefliger à Munich, il me proposa d'aller auditionner pour ce ténor suisse.
Je m'annonçai donc et j'entrepris le voyage. Ô mon dieu, déjà en lui donnant la main, je sentis ma gorge se resserrer. Et je me rendis compte que Herr Haefliger se crispa pareillement. Il me semblait que tous ses propres problèmes vocaux se greffaient sur moi. Je chantai l'air extrêmement tendu de Ferrando de "Cosí fan tutte" de Mozart en conséquence, c'est-à-dire très mal. Et je rentrai à Bâle bien contrit.
Peu de semaines plus tard, je chantai à nouveau quelque cantate de Bach avec chœur, orchestre et trois autres solistes (dans la formation habituelle de soprano - alto - ténor - basse-baryton). À la pause de la répétition générale, je racontai à Herr Nussbaumer, le chef d'orchestre de ce concert d'église, l'histoire de mon audition bien ratée à Munich et du désir de mon actuel professeur de me faire continuer des études vocales avec une personnalité du chant lyrique célèbre.
C'est alors que ce chef me conseilla spontanément : « Pourquoi ne pas aller chez Maria Stader ? Je viens de lui acheter une maison. Je peux certainement organiser une rencontre. »
Alors là, le grand tremblement des genoux commença. Maria Stader était – à part Lisa Della Casa – la seule et unique cantatrice suisse mondialement célèbre dans le domaine de la musique classique.
Herr Nussbaumer me mit en garde : « Vous devez savoir trois choses. Premièrement, une heure avec Maria Stader – c'est-à-dire une leçon, puisque je sais qu'elle ne regarde jamais sa montre et elle ne donne jamais moins qu'une heure et demie – coûte très, très cher. Elle demande cent cinquante francs suisses par cours. »
« Deuxièmement, elle est petite. Très petite », continua Herr Nussbaumer.
« Il se peut que vous ne soyez pas au courant. Maria Stader est d'origine hongroise et elle a grandi dans des conditions d’extrême pauvreté. On dit qu'elle grattait les murs et ensuite avalait le papier peint, quand elle était bébé. Des perturbations de croissance en résultèrent. La petite Maria fut envoyée en Suisse par la Croix Rouge pour des vacances. Sa famille d'accueil de ce premier séjour en Suisse, les Stader, l'ont fait revenir de Hongrie après et l'ont adopté. » Puis il ajouta : « Maria Stader n'a revu sa vraie mère qu'une seule fois et beaucoup, beaucoup plus tard. Maria ne parlait plus sa langue et ne voulait plus de contact avec cette "pauvre femme". Elle n'avait plus rien à lui dire. À cause de cette pauvreté antérieure, tout doit être cher et de première classe, comme ses voyages avec Swissair, par exemple. Elle a un vrai tic par rapport à cela... A cause de sa taille, Maria Stader entrait en scène, lors de ses concerts, toujours avec un petit escabeau sous le bras, sur lequel elle montait pour être acoustiquement à la hauteur de ses collègues. Elle avait l'air tellement appétissant quand elle se trimbalait dans sa petite robe en brocart, le tabouret sous un bras, sa partition sous l'autre. Ah, en fait, elle a toujours chanté par chœur et uniquement pour ne pas embarrasser ses collègues elle emmenait une partition. La plupart du temps, ces pages de musique restaient fermées. Quelques fois, elle prenait la musique d'une autre œuvre avec elle, histoire de se moquer des autres. »
« La troisième chose, c'est son titre : à cause de sa taille... ou je devrais dire à cause de sa petitesse, elle n'a été engagé pour la scène que très rarement. Elle ne resta donc pas assez longtemps dans une maison d'opéra pour recevoir le titre de Kammersaengerin [Cantatrice de chambre]. Je crois qu'il faut travailler pendant au moins sept ans en troupe – et bien sûr interpréter les premier plans – pour être éligible pour ce titre, comme par exemple Anneliese Rothenberger. Finalement, le Mozarteum de Salzbourg lui décerna le titre de professeur honoris causa, ce qui la remplit d'une fierté immense, surtout puisqu'aucune de ses collègues ne le possède, ni Lisa Della casa, ni Anneliese Rothenberger. Ce qui est surtout très drôle c'est qu'elle a à peine terminé le lycée et d'un seul coup, elle est devenue professeur d'université. Et ceci ni au sens autrichien, ni au sens français où chaque instituteur se fait appeler prof. »
[Plus tard, pendant que je prenais des cours avec elle, Frau Stader recevait l'Ordre du Mérite Première Classe des Allemands, à un moment de sa vie où elle n' avait plus rien à faire de ce genre d'honneur puisqu'elle avait arrêté de se produire en public et qu’elle n'avait plus rechanté depuis dix ans, ni officiellement, ni en privé. Il n'y avait que moi qui avait le privilège d'entendre sa voix quand elle me montrait le passage d'une gamme particulièrement difficile. Jusqu'à ce jour, j'ai encore la chair de poule en repensant au son "live" de sa voix.]
En comparaison avec les débuts de chant relativement relax avec Herr Borer, apprendre à chanter avec Maria Stader était "l'aboutissement d'un rève". La chose fut ainsi : mon père n'était pas que lecteur dans une maison d'éditions et plus tard libraire, mais aussi critique de théâtre ainsi que rédacteur-en-chef de la Revue de Théâtre Suisse pendant des années. Grace à cette fonction, il recevait tous les nouveaux enregistrements d'opéras de la Deutsche Grammophon Gesellschaft (Verdi, Puccini, Bizet, etc. et tout cela en allemand !) pour les commenter dans son magazine. J'ai grandi avec les disques de ce petit groupe légendaire de chanteurs lyriques de l'après-guerre (Anneliese Rothenberger, Elisabeth Schwarzkopf, Dietrich Fischer-Diskau, Ernst Haefliger, Rita Streich, Erika Köth, Victoria de los Angeles etc.). La sonorité lumineuse d'une seule voix rayonnait toujours au-delà des autres : la voix de Maria Stader. Dans chaque enregistrement, je pouvais entendre qu'elle avait surmonté les difficultés techniques et par conséquence, qu’elle avait une totale liberté vocale à sa disposition. J'avais l'impression qu'elle chantait sans aucun souci. Cela sonnait si "naturellement". Une qualification qui la rendait folle car elle ne savait trop bien que c’était le cas contraire : elle avait acquis et réussi à maintenir cet apparent "naturel" uniquement en s'entraînant rigoureusement, sans cesse et sans pitié, pendant des décennies.
J’ai donc pris mon courage à deux mains et je composais son numéro téléphonique.
Frau Stader : « Herr Nussbaumer m'a déjà avisé. Je ne donne pas de leçons. Venez auditionner demain à neuf heures. Soyez ponctuel. Apportez toutes vos musiques. Bien le bonjour », et elle raccrocha.
Je réservais une pianiste pour m'accompagner. Et me rendais à Zurich. Oui, Frau Stader était petite, réellement minuscule. Je chantai pour elle pendant plus de deux heures : elle voulait entendre chaque pièce que je connaissais, chaque air, chaque lied. L'album pour ténor des Éditions Peters. Schemelli de J. S. Bach. Les Arie Antiche (que je chante encore tous les jours). Après, elle renvoya la pianiste.
« Assoyez-vous là sur le sofa et racontez-moi tout. »
Et je parlai.
« Vous êtes musical au plus haut niveau. Vous connaissez déjà tout votre répertoire, en fait, vous connaissez même plus de musique que vous n’allez en chanter plus tard. Mais vous ne savez pas chanter. Vous possédez à peu près trois ou quatre notes acceptables. Si nous réussirons de les transposer sur tout le registre de votre voix, nous aurons réussi. Je suis prête à vous enseigner le chant. Nous ne travaillerons que la technique. »
« Parfait. C'est pour cela que je suis là. »
« Non, non, vous ne comprenez pas : nous allons travailler uniquement et exclusivement la technique vocale. Pas d'air, pas de chanson, pas de lied, seulement la technique : des exercices de respiration, des exercices de prononciation, des gammes et des intervalles. »
« Mais c'est pour cela que je suis là ! »
J'étais tout enthousiaste et je savais que j'avais atterri au bon endroit, chez la bonne personne.
« Au début, chanter va vous paraître un peu bizarre, car vous ne vous entendez pas vous-même et lors la production du son, le bruit à l'intérieur de votre tête vous rend presque sourd. Vraiment, croyez-moi, vous n'entendez pratiquement rien pendant que vous chantez. Vous devez entraîner votre ouïe à être active pendant les courts moments où vous inspirez, si vous êtes toujours ensemble avec le piano ou l'orchestre, et si votre tonalité est toujours juste et si elle correspond toujours à l'accompagnement. » Puis Frau Stader aborda la question du naturel : « Quelque chose vous paraît naturel uniquement parce que vous l'avez toujours fait de la même manière. Ceci n'est pas naturel, c'est tout simplement une habitude. Et, la plupart du temps, une mauvaise habitude. »
« La région de la bouche et de la gorge est ouverte comme dans un bâillement et la partie molle du voile du palais est soulevée. »
Le truc du bâillement, je le compris, bien évidemment, mais ce qu'elle voulait dire avec cette partie molle resta pour moi un mystère bien longtemps.
« Chaque note doit être comme une vague qui se brise en s'enroulant, avec une toute petite couronne de mousse. » Elle continua : « Je peux vous donner aussi une autre comparaison aquatique : le fleuve d'air est comme un jet d'eau dirigé vers le haut, sortant d'un tuyau d'arrosage. Vous mettez une balle de ping-pong à l'endroit exact, où l'eau retombe. La balle de ping-pong représente vos cordes vocales, c'est-à-dire l'endroit de la production du son. Le jet d'eau est votre respiration dont la source devrait se trouver le plus loin possible de cette balle de ping-pong, c'est-à-dire de vos cordes vocales. Aucune pression ne doit être mise sur la petite balle, sinon elle sera écrasée. Bien sûr, vous voulez quand-même donner le maximum de pression d'air afin de produire un son volumineux, mais la source de cette pression doit se trouver au plus loin de votre appareil vocal. Pour en revenir à mon tuyau d'arrosage : le gicleur d'où sort l'eau avec grande puissance, se trouve dans la région des ailettes de vos poumons, en bas et derrière, loin, loin de votre larynx et de vos cordes. »
Pour anticiper ce qui suivit : nous n'avons vraiment jamais chanté un air ou un lied lors des leçons privées (sauf pendant les master-class d'été à Schaffhouse où elle enseignait tous les ans à un petit groupe de professionnels pendant deux semaines). Jamais. Ce que nous faisions, c'étaient des exercices de respiration (pour développer ces fameuses ailettes des poumons d'en bas et de derrière et pour élargir le thorax), des exercices de prononciation ("Rrroland le grrrand rrrustre de Brrrême..." avec des R roulés) et des sons tenus (en s'amplifiant, en décroissant, de piano à forte et retour et ainsi de suite), des sons staccato, des gammes et des sauts d'intervalles (incluant des trilles, avec des changements de notes ultra-rapides d'un ton ou d'un demi-ton).
Par ailleurs, j'ai gardé ce R roulé très longtemps dans mon chant de concert et sur scène, surtout pour une meilleure compréhension du texte et de la position très avancée de la langue qui facilite le chant. Il n'y a que depuis quelques années que j'ai rejoint notre époque en me rendant compte que je pouvais acquérir la même compréhension avec un R normal sans que cela sonne vieillot et horriblement affecté.
« Je vous défends de vous exercer à la maison. »
Quoi ?
« Je ne comprends pas », rétorquai-je. « Je veux travailler. »
« Et je ne veux pas à chaque fois que vous venez prendre une leçon être obligée de défaire avec grande peine toutes les fautes que vous avez commises chez vous en vous entrainant mal. »
Je compris son argumentation, mais j'étais loin d'être enthousiaste.
« C'est bien pour cela que je souhaite que vous veniez le plus régulièrement possible prendre des cours, en fait, je préférerais que vous veniez tous les jours. Réfléchissez bien, si vous voulez entamer une collaboration avec moi, car une éducation de chant lyrique est une chose intense physiquement et émotionnellement, mais aussi un grand sacrifice financier. »
Je restais sans voix !
C'est alors que Frau Stader lâcha cette remarque qui ne m'est plus sortie de la tête depuis : « Vous devez chanter chaque gamme avec de l'âme. Si vous réussissez à faire ceci, vous n'êtes plus obligé de faire quoi que ce soit, la musique vient vers vous par elle-même. »
« Vous savez, une grande partie du chant est un entraînement purement musculaire, ce qui veut dire qu'on doit s'exercer tous les jours comme un sportif de niveau olympique. »
« Vous rendez-vous compte que vous ne sentez pas vos cordes vocales ? Personne ne peut les sentir directement, même pas le ténor le plus célèbre. C'est pourquoi nous sommes obligés dans l'enseignement d'utiliser des images et des périphrases. C'est également une des raisons pour lesquelles il est possible qu'autant de prétendus pédagogues peuvent faire autant de... conneries. Il existe beaucoup trop d'étudiants en chant qui sonnent comme si on marchait sur la queue d’un chat ». Frau Stader s’était exprimée avec un sourire grimaçant.
« Même si faire de la musique est un travail en groupe, vous ne pouvez jamais vous fier totalement à vos collègues, l'orchestre ou le chef (ceci dit, il a la partition devant ses yeux, lui, et il ne doit pas connaître tout par cœur comme nous pauvres chanteurs). Je vous conseille donc d'apprendre tout par cœur et a capella. Vous ne possédez pas – comme moi non plus, d'ailleurs – l'oreille absolue, malgré cela vous allez être capable de trouver pratiquement chaque note tout seul, sans aide extérieure aucune, grâce à la régularité de votre travail. »
Plus tard dans ma vie, depuis que j'ai commencé à enseigner moi-même, je me suis interrogé sur de ce que voulait dire le mot "talent" pour un chanteur : un timbre merveilleux (le timbre de la voix est pratiquement le seul élément qui ne se laisse pas altérer ; il paraît intéressant par ailleurs que le timbre soit souvent confondu avec ce qui est le talent), la justesse et la pureté du son, la faculté de créer une mélodie à partir d'une suite de notes individuelles, sentir le rythme, le par-cœur, traduire des sentiments par le chant (puiser dans les expériences personnelles les plus profondes), mais sans un laisser aller total, la compréhension du texte, véhiculer un contenu... sans même parler de la capacité de pouvoir gérer les déménagements éternels, de la difficulté de se construire et garder une "vie privée" à peu près équilibrée... Je réalisai qu'avoir "du talent" était un ensemble de propriétés. Pratiquement aucun chanteur – qu’il soit prodigieux et célébrissime ou d'une médiocrité aiguë – ne possède toutes ces qualités : l'un chante constamment trop bas, la voix d'un autre a un vibrato où on pourrait jeter des couteaux de cuisine parmi ses vagues de sons, un autre encore peut à peine lire la musique ou a des problèmes avec le par-cœur... Ce qui est important pour un professionnel, c'est de posséder un certain nombre de ces qualités. Après vient le travail. Aussi la chance, bien sûr, tel que rencontrer la bonne personne au bon moment, par exemple. Et, j'en conviens, le tout petit quelque chose en plus qui ne s’ explique pas doit aussi être présent quelque part.
« Vous devez avoir l'intelligence d'un chanteur. Ce n'est pas la peine d'être un chercheur scientifique universitaire », répétait Frau Stader. Elle voulait dire qu'à part la musicalité et les éléments purement vocaux, il est nécessaire de posséder un mélange bien spécifique de consistance et de persévérance, d'intuition, de santé physique et morale, de volonté de travail, de culot et d'impertinence, et d'avoir la faculté de s'ouvrir aux autres et de pouvoir se défendre en même temps, et d'avoir la capacité de gérer le trac... J'ai pu constater plus tard qu'un grand nombre de collègues avec des timbres de rêve ont du abandonner le métier parce qu’un des éléments requis indispensable à une carrière leur manquait aux moments cruciaux.
En parlant de l’intelligence de chanteur, voici un épisode bien typique relaté par Frau Stader :
En 1939, le premier Concours International de Musique eut lieu à Genève. Les disciplines examinées furent chant et piano plus un autre instrument qui changea chaque année depuis. Les candidats se présentaient derrière un paravent, ce qui veut dire que le jury ne les voyait pas. Seule la musique comptait.
Parmi airs et lieder, Frau Stader avait préparé pour la catégorie "musique contemporaine" un extrait de l'opéra "Ariadne à Naxos" de Richard Strauss (sur le texte de Hugo von Hofmannsthal). Le récitatif "Princesse indulgente..." et l'air qui suit "Tout homme s'approcha comme un dieu..." sont diaboliquement difficiles et il arriva à Frau Stader de sauter un passage dans le feu de l'action, chose qui peut facilement arriver dans un air d’une telle difficulté et sans fin ! Le jury lui demanda si elle faisait toujours cette coupure – comme cela se dit dans le monde de l'opéra. Sa réponse fut rapide comme l'éclair : « Mais bien sûr ! » Ce qui était complètement faux, bien sûr.
Richard Strauss était encore vivant à cette époque, donc un compositeur "contemporain".
Artuto Benedetti Michelangeli (piano), André Jaunet (flûte) et Fritz Ollendorf (chant) furent les autres gagnants de ce premier concours à Genève.
Comme récompense, les lauréats furent invités à donner des concerts à Berlin. Frau Stader qui avait une réputation "d'être très, très bête, mais de chanter comme un ange", me raconta : « J'arrivai à Berlin et on me conduisit directement et avec grande pompe à la salle de concert, où tout était prêt pour répéter. L'atmosphère était insupportable, il y avait de ces drapeaux qui pendaient des balcons et partout paradaient des officiers pimpants... ce fut insupportable – même si je ne pouvais pas définir exactement ce qui créait mon malaise. Je décidai immédiatement de partir et de rentrer chez moi après la répétition. Je chantai mes airs accompagnés avec l’orchestre et ensuite, on me raccompagna dans un des Grands Hôtels de la ville. Dès que je fus certaine que mes cerbères s'étaient volatilisés, je pris ma valise non-ouverte sous le bras, me faufilai jusqu’aux concierges et montai dans un des taxis qui attendaient devant l'hôtel. « À la gare, s'il-vous-plaît. » Je pris le premier train et retournai en Suisse et je n'ai pas quitté notre pays pendant toutes les années de guerre. »
Après un tel comportement il me semble que notre chanteuse était loin d’être stupide !
« Vous savez, pendants les années de guerre, j'ai chanté sans cesse : chaque dimanche on donnait quelque cantate de Bach ou une messe de Haydn ou de Mozart, et ce fut toujours moi la soprano. Il était pratiquement impossible pour des artistes étrangers d'entrer en Suisse et vice versa, nous étions donc un tout petit groupe de professionnels qui se disputaient la vie musicale. Ces séries intenses devant le public me donnèrent une base solide pour plus tard. Et – en plus – je connais chaque église suisse ! »
À ma connaissance, la reine de la nuit à la Scala de Milan fut sa première apparition à l'étranger après la guerre. Incroyable !
« Vous devez avoir une larme dans votre voix ! Et n'oubliez jamais que – comme dit le lied de Schubert, d'après le texte de Rückert – rire et pleurer à tout heure se trouvent très près l'un de l'autre et sont placés sur le même niveau émotionnel. Et, puisque nous y sommes : ne chantez jamais tristement quelque chose de triste et prenez quelque chose de drôle impérativement toujours au sérieux. Ce n'est pas à vous de rire ou de pleurer, mais au spectateur. Ces deux émotions de base non seulement doivent être consciemment présentes, comme une goutte d'huile sur une nappe d'eau, mais elles doivent être à votre disposition sur commande. »
« Comme un acteur, vous devez faire remonter à la surface les émotions du plus profond d'expériences vécues. Ces émotions doivent être vraies, mais vous n'avez pas le droit de vous laisser emporter par elles. Vous chantez pour le spectateur et non pour vous-même. Vous ne devez jamais complètement perdre le contrôle, c'est comme une petite lampe, une lumière rouge qui est allumée près de vos tempes. Pleurer réellement n'est pas possible, vous seriez aphone après quelques mesures de chant. Et cet élément émotionnel doit être sous vos ordres : vous chantez votre aria par exemple à vingt heures dix-neuf, ni trois minutes plus tôt, ni une demi-heure plus tard. Vous dites à votre corps ce qu'il a à faire et à quel moment. Ce qui est d'une grande aide est le fait que vous vous trouvez immergé dans le texte, la musique, le contenu de la pièce, la mise en scène (souvent très mauvaise, entre parenthèses), et que vous êtes entouré de vos confrères et face au chef d’orchestre... »
Ce qu'elle voulait dire par là, je ne le compris que beaucoup plus tard ayant eu la chance de pouvoir participer à plusieurs productions de l'English Bach Festival (sous la direction de Lina Lalandi OBE, un personnage haut en couleurs), surtout avec la version de Paris de l'opéra "Orphée et Eurydice" de Chr. W. Gluck (le compositeur ayant réécrit cette version pour ténor pour l'opéra de Paris, puisque – dans le temps – on n'y voulait pas de castrats, à l'inverse de Vienne). Après des spectacles au Palais de Charles V à l'Alhambra de Grenade et au ROH de Covent Garden à Londres, nous nous produisîmes au Théâtre Herodes Atticus au pied de l'Acropole à Athènes. Ce théâtre antique en plein air est sculpté dans le roc et quand on se trouve sur la scène, on chante directement vers les temples anciens des dieux grecs. Nous répétâmes alors un après-midi et à la fin de cette séance de travail, tous les autres participants disparurent à la va-vite. La raison fut simple, car, premièrement, cette organisation sponsorisait toujours et partout un High Tea très British lors des breaks, et deuxièmement, pour fuir la chaleur grecque. Cet été, il faisait plus de quarante dégrés à l'ombre dans ces "ruines de pierres", puisque l'aménagement de ces temples se trouve en plein centre ville. Je me trouvai alors tout seul au milieu de ce plateau et je levai mon regard vers les ruines. Curieusement, il n'y avait plus aucun touriste grimpant les marches vers les dieux. Personne. Je restai planqué là, seul en scène, au milieu de la beauté absolue qui m'entourait, et dont la perfection me faisait trembler comme une feuille morte au gré des vents d'automne.
Et, tout d'un coup, une toute petite voix murmura en moi : « Non. »
Ce n'était pas à moi d'être immergé ni par le miracle de ce chef d'œuvre en trois dimensions, ni par la musique de rêve de notre production, mais c'était aux spectateurs de se laisser emporter. J'étais venu faire un travail. Même s'il eût été facile de s'abandonner à ce flot de délices, il fallait garder un peu de distance envers toute cette perfection afin de pouvoir interpréter mon rôle au mieux.
« Les gammes ! » Une fois de plus, l'index de Frau Stader vacilla dans l'air : « Particulièrement en descendant, vous devez faire attention à la justesse de vos demi-tons. Il n'arrive que trop vite que ces notes-là soient trop basses, puisque la descente se fait "naturellement" avec une certaine relaxation. Le but est de chanter les gammes avec l'âme. Je n'insisterais jamais assez là-dessus ! Le jour où vous réussirez à le faire, vous ne serez plus obligé de faire quoi que ce soit d’autre, la musique viendra vers vous d’elle-même. »
Quand je répétai cette remarque à mon ancien professeur, Herr Borer, lors d'un de nos concerts plus tard, il répondit avec un large sourire : « Mais bien sûr qu'elle ne devait plus faire quoi que ce soit, elle ne pensait qu'à son cachet astronomique et sa voix brillait comme des diamants. »
Pendants les années d'études avec Frau Stader, je me rendis à New York plusieurs fois avec la "Compagnie Alain Germain", un ensemble contemporain Parisien de théâtre musical. Je travaillai déjà depuis quelque temps avec cette troupe (tout d'abord comme dessinateur de costumes ou de décors et comme interprètes sur scène depuis que j'apprenais le chant, puisque ces ensembles "libres" ont besoin de chaque main... et de chaque voix disponible). Je pouvais ainsi participer à toutes leurs tournées.
En connexion avec ces concerts et spectacles en dehors du travail avec Frau Stader, il y avait un aspect assez surprenant dans sa philosophie : elle me conseilla de me produire en public aussi souvent que possible, de participer à tous les concerts possibles et de chanter à chaque anniversaire. Ces expériences seraient d'une valeur inestimable et d'une importance capitale. Mais elle ne voulait jamais rien savoir de précis. C'est-à-dire que jamais nous n’avons élaboré un programme ensemble, de même que jamais elle ne voulut entendre un passage particulièrement difficile d'un aria que j'étais en train de préparer. Et bien évidement, au grand jamais elle n’est venue assisté à mes apparitions en public pendant mes années d'études.
« Vous venez me voir pour apprendre la technique du chant. C'est ce que nous faisons ici. Rien d'autre. »
Mais retournons à mes voyages à New York : à chaque fois, Frau Stader me demandait de lui ramener quelque chose. Ce fut à chaque fois un quelque chose bien précis (qui n'avait rien avoir avec le chant), et la plupart du temps, c’était quelque chose de très cher (que j'avais à payer moi-même : « Vous me rapporterez bien un petit cadeau, n'est-ce pas ? »), et souvent impossible à transporter. Le sommet de ces cadeaux forcés fut un édredon de taille King Size, puisque ce format n'existait pas en Suisse. On était bien avant les temps du shopping online. Et le 11 septembre n'avait pas encore eu lieu non plus : tout bagage trouvait sa place à bord d'un avion, surtout avec la Swissair. Les plus grands furent les sacs de Macy's ou de Saks qui déclanchaient de rires de la part du personnel du check-in et des stewardesses. J'apportai donc cette couette à Frau Stader mais, à partir de ce moment-là, je commençai quand-même doucement et relativement fermement à résister à ses idées de cadeaux de voyage.
Une autre fois, par contre, elle me donna un petit paquet de chocolats du Paradeplatz-Sprüngli de Zurich que je devais livrer à une de ses amies à New York. Cette femme était une de ses ancienne collègues lyriques, qui donnait des cours maintenant, mais qui – avant tout – était un personnage lié à la haute societé de Manhattan. Il va de soi que Frau Stader ne voulait pas que je prenne des leçons avec cette dame mais elle espérait tout simplement qu'elle me mettrait en contact avec des personnes utiles à ma carrière (ce qui ne fut pas le cas). Cette amie new-yorkaise me reçut avec une clémence princière dans son hôtel particulier, à demi couchée sur son divan de chintz légèrement graisseux, en se jettant instantanément sur les petits chocolats suisses, et parla, parla, et encore parla. Ce qui m'impressionna lors de cette visite fut qu'elle appartenait encore à cette première génération d'immigrés européens qui forgea la vie culturelle de cette ville, avant que le propre élan dynamique du Big Apple ait pris le dessus. Elle habitait un endroit qui aurait pu sortir d’un film en noir et blanc tel que "Citizen Kane" d'Orson Welles, car elle résidait dans un hôtel particulier de quatre étages, coincé entre deux gratte-ciels. Les murs intérieurs étaient entièrement couverts de boiseries françaises et le hall d'entrée consistait en un escalier à double-révolution dans le genre "petit Fontainebleau".
« Chantez le texte », me répétait regulièrement Frau Stader. « Ne courez pas narcissiquement après la sonorité de votre voix et ne restez pas en extase devant votre timbre. Combien de fois ai-je dû dire à mes collègues – qui, bien éviement ne voulaient pas entendre - « Demandez le programme avec texte à la caisse ! » Chez certains chanteurs, et souvent chez les plus célèbres, on ne peut même pas distinguer dans quelle langue leur crachat est supposé être. Ce ne sont pas que les consonnes bien prononcées qui font l'affaire, non, déjà les voyelles dans leurs colorations différentes (interrompues avec structure par les consonnes, mais pas égorgées vives) créent une suite sonore intéressante. C'est vraiment à bâiller quand un chanteur ne crée qu'une seule et unique sonorité. Ce serait comme ce peintre français qui peignait tout en bleu. »
« Yves Klein. »
« Probablement. Chez lui, tout est joliment bleu. Et alors ? »
Ah oui, et il y avait aussi le chien, Sämi, le teckel à poils longs en épi. Un beau matin, Frau Stader me raconta au téléphone avec une voix étranglée de chagrin, que son petit chien bien-aimé, le petit Sämeli, était décédé. Pour dire la vérité, je ne fus point surpris, même si je ne suis pas spécialiste en la matière, puisqu'elle l'avait nourri avec une diète particulière qui consistait exclusivement en carottes cuites à l'eau, de riz blanc et de morceaux de filet de veau. Je m'imaginais bien que ce n’était pas une nourriture appropriée pour un animal, et ne fus donc pas complètement surpris d'apprendre cette mort par garnissage.
Le même après-midi, je me rendis à Zurich pour une leçon chez elle. À mi-chemin entre la gare et son appartement de rêve face au lac, aux moquettes et tapis profonds et moelleux, je me demandai si je ne devais pas lui apporter quelques fleurs pour lui remonter le moral, mais mon budget était déjà tellement à découvert que je laissai très vite tomber cette idée. En plus, mon chemin pour arriver chez elle longeait la célèbre rue commerçante de luxe, la Bahnhofstrasse, où tout est vraiment bien trop cher.
J'arrivai chez elle (comme toujours, exactement à l'heure, ni un chouillat trop tôt, ni – encore moins ! – trop tard) et je grimpai les marches également recouvertes de riches et doux tapis. Et à mon grand étonnement, Frau Stader me salua comme toujours, tout à fait normalement, avec son chien à ses côtés. Je ne comprenais plus rien, car la Lady était loin d'être gaga !
« Ah, je vois que vous regardez mon petit Sämeli ! N'est-il pas chou ? Vous vous rendez compte, c'est Sämi Numéro Sept. Vraiment, il m'est impossible de vivre sans mon chien ! »
Elle était donc sortie le matin même acheter la copie conforme de son teckel à poils longs en épi. J'eus besoin de quelques instants avant de pouvoir sortir proprement les premiers sons de mes gammes.
« Vous devez avoir une larme dans votre voix ! Ne l'oubliez jamais. »
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